La peinture en tant qu'attention aux choses
Quelqu'un, Marco di Capua, je crois, a écrit que Valerio Cugia peint afin de veiller à la matière. Veiller, cela signifie apporter du soin à son objet, s'y consacrer humblement, y porter attention, le respecter. La poésie de Cugia ressort des visages, des choses, des paysages, des cailloux sur un rivage, des nuages, de la mer, de l'ombre d'un arbre, du châssis d'une fenêtre. Elle est avant tout du respect pour le réel, elle montre un artiste qui ne se croit pas un démiurge, avec l'autorité de créer et de dissoudre le monde arbitrairement, mais qui, plutôt, met son art au servi¬ce du réel.
On disait autrefois que l'attention que l’on prête aux choses, et non seulement aux hommes et aux êtres vivants, animaux ou plantes, mais celle que l'on prête aux objets muets du quotidien, choses et ustensiles tout imprégnés du sens de l'existence des hommes et pourtant indé¬chiffrables dans leur mystère – que l'attention aux choses est une forme de prière. L'art de Valerio Cugia, comme du reste toute sa personnalité, est marqué par ce respect, cette pietàs, par ce sen¬timent de la dignité de l'autre et de la réalité, un sentiment qui d'ailleurs investit de la plus authen¬tique dignité celui qui la ressent. Ressentir ainsi, c’est une façon d'être, une structure du sens moral et de la sensibilité - mais c’est aussi, surtout, une poétique, une façon de regarder le monde et de le représenter.
Comme peintre, Cugia est ancien et moderne. Ancien par ce sens du respect et de l'objectivité du monde et du métier de peintre, qui conserve dans la solitude de l’art la chaleur et la délicatesse de l'artisanat, le savoir et la chaude humanité du travail. II exprime la certitude pro¬fonde que l’artiste, comme le disait Broch, doit avoir pour but de faire non pas du beau travail, mais plutôt du bon travail, et c’est alors que la beauté lui est donnée en surcroît et devient l'es¬sence de son oeuvre. C’est surtout le sens du ‘bon travail’ qui ressort des tableaux de Valerio Cugia, de ses intérieurs et de ses paysages, des visages qu’il représente avec amour, avec fidélité et liberté d’invention, des objets campés sur une table, des gens assis dans ses cafés, des quais et des phares qui se reflètent dans ses marines.
Mais Valerio Cugia est un peintre intimement et profondément moderne par le sentiment de solitude qui, dans son oeuvre, enveloppe l'individu et son monde, par le sentiment de mystè¬re et d'éloignement qui émane des objets, des figures et des paysages. Un mystère d'abîme où les objets, fussent-ils familiers, se replient dans une absence énigmatique, dans une aura stupéfaite et lointaine. Il y a des baies parmi les écueils et des étendues marines, des crêtes blanches d'écume et des phares blancs et des ondes d’un bleu profond, des cieux purs et sombres qui laissent devi¬ner le sentiment moderne par excellence de l'amour de la vie véritable et en même temps son éloi¬gnement, et donc la nostalgie qu'il cause, d'autant plus intense qu'elle est plus âpre et rétive. C'est comme si la vie et le bonheur faisaient miroiter une promesse qu'ils reprennent aussitôt. La cou¬leur, la lumière et la figure du tableau sont un reflet de ces manifestations disparues. Même dans les portraits, d'où transparaissent la pietàs et le respect de Cugia pour l'obscure et douloureuse dignité de la vie, il y a ce rappel de l'éloignement. II a même fait un portrait de moi, dont je lui suis reconnaissant, qui est au café San Marco, à Trieste. C’est un des endroits où je me sens le plus chez moi et où la présence de cette image est, en une certaine mesure, justifiée, comme le sont celles des gens de la famille accrochées aux murs de la demeure où l'on vit.
La peinture de Cugia existe surtout par la couleur, et voilà une autre affinité avec ceux qui,comme moi, ressentent fortement les couleurs, tangibles, physiquement et sensuellement, et sym¬boliques - et qui regardent la vie à travers leur prisme, en se souvenant des leçons de Goethe qui considérait De la théorie des couleurs comme son chef-d'oeuvre. Les couleurs sont un leitmotiv de mon Stadelmann et de Une autre mer. Selon moi, il y a deux couleurs-clés dans la peinture de Cugia : le bleu et le jaune. Si le jaune, qui s'enflamme et se fond dans le rouge, est la chaude présence de la vie, l'intensité, la familiarité, le caractère sacré de l'existence, le bleu – qui passe au vert mais surtout au blanc, un blanc qui n’est plus couleur mais lumière de la couleur – est la nostalgie, la mélancolie, l'éloignement, le mystère, l'essence inatteignable de la réalité. II y a quelque chose dans l'oeuvre de Cugia qui rappelle le vieux Prague. Il n’est pas étrange qu'un peintre du bleu comme Cugia ait des affinités avec un écrivain qui par exemple fait dire à son Stadelmann: « Comme tout semble bleu, vu de loin ! Et puis, quand on sera arrivés là-bas nous aussi, on ne sera pas dans le bleu pour autant. La couleur de l'absence, comme il disait, de la pri¬vation, de ce qui nous manque … donc, pour moi, de tout, de la vie… »
Claudio Magris
Contact : v.cugia@hotmail.com